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Communiqué
Texte du communiqué qui sert de fond à la réalisation de la fresque
5 octobre 1961
Communiqué de la Préfecture de Police de Paris
Dans le but de mettre un terme sans délai aux agissements criminels des terroristes algériens, des mesures nouvelles viennent d’être décidées par la Préfecture de Police. En vue d’en faciliter l’exécution, il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20 h 30 à 5 h 30 du matin.
D’autre part, il a été constaté que les attentats sont la plupart du temps le fait de groupes de trois ou quatre hommes. En conséquence, il est très vivement recommandé aux Français musulmans de circuler isolément, les petits groupes risquant de paraître suspects aux rondes et patrouilles de police.
Enfin, le préfet de police a décidé que les débits de boissons tenus et fréquentés par des Français musulmans d’Algérie doivent fermer chaque jour à 19 heures.
Fait à Paris, le 5 octobre 1961,
Maurice Papon, Préfet de Police.
Ahcène
Témoignage exhumé puis lu par bribes pendant la scène
je m’appelle Ahcène,
j’ai 21 ans.
depuis le couvre-feu, on n’a plus le droit de sortir le soir à partir de sept heures,
et jusqu’à cinq heures le lendemain matin.
en plus de ça, on ne peut pas sortir en groupe, à plus de trois ou quatre.
ce jour-là, je suis remonté dans ma chambre après manger,
il y avait le copain qui habite avec moi.
il m’a dit : « il y a une manifestation, tu y vas ? »
j’ai dit : « si toi, tu y vas, moi, j’y vais ! »
je suis descendu et j’ai dit à mon oncle que j’allais manifester,
il m’a dit : « tu n’y vas pas tout seul, tu ne connais personne,
tu ne sais pas où tu vas, viens avec moi ! »
on commence à marcher dans la rue Maître Albert,
on est trois,
on se dirige vers Saint Michel.
on traverse le pont du côté de la préfecture, c’est là que mon oncle dit :
« regarde, il y a des policiers partout, ce n’est pas la peine de continuer ! »
alors on fait demi-tour,
on revient du côté de Notre-Dame,
quand mon oncle se retourne et voit un car de police.
le car de police passe, on continue à marcher
tranquillement, comme s’il ne s’est rien passé.
on marche encore un peu et le car de police s’arrête juste devant nous.
des policiers en descendent en courant, ils arrivent sur nous.
deux ou trois vont sur le copain, ils commencent à le frapper,
puis deux ou trois viennent sur moi et commencent à me frapper.
ils n’ont rien dit, rien demandé, rien...
dès qu’ils sont arrivés, ils ont commencé à nous frapper.
alors mon oncle commence à crier qu’il fait partie des anciens combattants,
ils le laissent partir, et mon copain aussi,
ils partent tous les deux, et moi je reste là,
et les autres sont encore sur moi…
ils me tapent sur les épaules, sur le dos,
ils me tapent sur la tête, je sens que le sang commence à couler,
je mets les mains sur la tête et ils continuent à taper.
je me baisse jusqu’au sol pour me protéger.
c’est là qu’ils m’attrapent, un de chaque côté,
et me traînent comme ça sur trois ou quatre mètres pour me jeter à l’eau.
ils m’ont jeté à l’eau, ils se sont retournés, et puis ils sont partis.
moi, je reste dans l’eau, je commence à nager doucement.
je vois sur le pont deux policiers qui me regardent,
je continue à nager.
ils ne m’ont pas parlé, pas aidé, rien.
j’étais juste en dessous d’eux, peut-être à dix mètres en dessous d’eux.
ils me regardent, et moi je nage, et c’est tout.
je commence à avoir du mal à nager, je retire mes chaussures, ma veste,
et je continue à nager.
j’arrive au bord et m’agrippe.
je reste un moment comme ça, à regarder les deux policiers sur le pont.
ils n’ont pas bougé, ils ne m’ont pas dérangé…
j’ai réussi à grimper sur le quai, ils me regardaient toujours.
j’ai marché jusqu’à la rue Maître Albert, et j’ai rencontré le boucher.
il m’a fait monter chez lui.
il habite au quatrième étage avec sa femme et ses enfants.
ils m’ont donné du linge pour me changer, ils m’ont donné un verre de lait,
et m’ont caché pour la nuit.
Témoignages
Témoignages qui recouvrent peu à peu le communiqué
Idir
je m’appelle Idir,
j’ai 18 ans, j’habite au 142 avenue de la gare à Nanterre.
je suis ouvrier spécialisé aux établissements Mérinos de Nanterre.
à 16 ans, j’ai été arrêté et conduit à Vincennes,
on m’a interdit de séjour dans les départements de la Seine,
de la Seine-et-Oise et de la Seine-et-Marne.
ce soir, je me rends à la Concorde.
je quitte mon travail vers quatre heures et demi et revêts mes plus beaux habits,
un costume trois pièces, une cravate.
je cire mes chaussures, je me dis qu’il n’y aura pas de problèmes avec la police
puisque c’est une manifestation pacifique,
et puis, il y aura des passants, des touristes,
puisqu’elle aura lieu en plein Paris.
avec mes amis, nous nous rendons à la station d’autobus de la Boule,
mais le chauffeur refuse de nous prendre.
un peu plus loin, à Plateau-Nanterre, un autre accepte de nous prendre.
aux abords du pont de Neuilly, il condamne les portes :
« vous ne pouvez pas descendre ici, regardez ce qui se passe dehors ! »
j’essuie la buée qui couvre la vitre et je vois une foule d’hommes,
de femmes et d’enfants, qui veulent à tout prix traverser le pont.
l’autobus avance,
des policiers frappent des femmes à terre,
des hommes aussi, blessés,
des femmes courent pieds nus,
un policier les poursuit armé d’une matraque.
l’autobus traverse le pont et nous dépose au métro,
en descendant de l’autobus, j’entends des rafales de mitraillette.
Saad
je m’appelle Saad.
je travaille comme ouvrier dans une fonderie.
je vis dans la peur, peur de la police et des harkis, peur du FLN.
j’ai été prévenu vers six heures que tout le monde doit se rendre à la Concorde,
personne ne doit rester à la maison.
je suis parti à pied de Saint-Denis, puis j’ai pris le métro à Pleyel.
en arrivant à la Concorde, les CRS sont sur le quai,
ils divisent les Algériens en deux groupes.
je me retrouve dans les escaliers, collé contre un mur,
des policiers en uniforme frappent sur les têtes à coups de barre de fer,
de crosse, de matraque.
je les vois s’acharner sur des gens dont le sang gicle de la tête.
autour de moi, des gens s’effondrent, il y a des morts,
je reçois un coup de crosse sur la tête.
Khaled
je m’appelle Khaled,
j’ai 13 ans.
j’habite à Nanterre, rue des Près.
je pars manifester avec mon père, mon oncle et mon cousin.
on traverse Nanterre à pied jusqu’à la Boule où l’on prend l’autobus.
il y a déjà beaucoup de manifestants sur le boulevard
qui mène au pont de Neuilly,
le conducteur décide de stopper et de faire descendre tout le monde.
nous rejoignons le cortège.
les gens crient « vive l’Algérie ! À bas le couvre-feu ! »
j’avance dans la foule en tenant mon oncle par la main
et me retrouve au premier rang.
j’aperçois au loin des policiers qui barrent le pont de Neuilly,
les manifestants continuent d’avancer,
soudain, des coups de feu éclatent,
provocant un mouvement de panique.
les premiers rangs refluent tandis que la foule à l’arrière continue d’avancer,
mon oncle me tire par le bras, mais bientôt je le perds dans la bousculade.
je vois des gens courir, se réfugier sous les arbres.
je trébuche sur des corps qui sont à terre,
tandis que d’autres corps s’effondrent sur moi.
j’étouffe, je n’arrive pas à me dégager.
par chance, mon oncle m’a aperçu, il me saisit le bras
et nous nous enfuyons le long du boulevard, en longeant les murs
et en nous cachant dès que nous entendons un véhicule approcher.
Mohamed
je m’appelle Mohamed,
j’ai 24 ans.
je travaille chez Lorraine-Escault à Noisy.
ce jour-là, je suis parti de Bondy pour me rendre à Opéra.
en sortant du métro place de l’Opéra,
un policier me demande : « où tu vas ? »
je lui réponds que je vais manifester.
il m’attrape et me pousse vers un car.
au moment où je vais monter, je reçois un coup de crosse à la tête.
dans le car, des corps sont au sol, jetés les uns sur les autres.
un policier m’étrangle avec une cravate qu’il serre jusqu’à ce que mes yeux soient exorbités,
puis il la déchire avec un couteau.
je reçois des coups de crosse, et perd connaissance.
au commissariat de la Villette, nous devons passer, un par un,
entre deux rangées de policiers qui nous assènent au passage
un coup de crosse ou de matraque.
il y a beaucoup de blessés dans la cave où je suis enfermé,
l’un a un oeil crevé, l’autre une oreille arrachée.
les policiers nous ordonnent de nous tenir debout le mains en l’air appuyées contre le mur.
lorsqu’un de nous s’effondre, ils le prennent, le sortent et on ne le revoit plus.
le lendemain, nous sommes transférés au parc des expositions de la porte de Versailles.
à la descente des cars, ce sont à nouveau les coups de crosse, de pied.
parmi les détenus, certains sont gravement blessés,
certains ne bougent plus, beaucoup sont ensanglantés.
le lendemain, on nous jette du pain avec de la viande noire,
comme à des bêtes, derrières les barrières où nous sommes entassés.
je suis resté là deux semaines, je souffrais de la tête et des genoux,
je n’ai reçu aucun soin.
lorsqu’ils m’ont libéré, je suis rentré chez moi par le métro
puis je suis allé voir un médecin qui m’a soigné.
Hachemi
je m’appelle Hachemi.
aujourd’hui, j’ai mis mes habits du dimanche pour la manifestation,
un costume, un gilet rouge, une chemise blanche et une cravate bleue.
avec mes amis, nous venons de L’Hay-en-Rose et sortons à la station Luxembourg.
sur le boulevard Saint-Michel, nous nous joignons aux manifestants.
il y a là des femmes, des enfants,
le cortège se dirige vers le pont Saint-Michel.
un groupe de policiers armés de gourdins se tient en travers du pont.
je décide d’aller parlementer et m’approche des policiers.
« écoutez ! Ce n’est qu’une manifestation pacifique,
on ne veut du mal à personne ! »
je reçois aussitôt un coup de matraque.
quand je reprends connaissance,
je suis dans la cour de la préfecture,
une cinquantaine d’algériens se trouvent avec moi.
certains sont blessés au visage, d’autres à la tête ou aux bras,
les policiers continuent à les frapper.
on nous transfère au palais des sports, porte de Versailles.
à la descente, les policiers nous frappent avec des manches de pioche,
certains tombent sous les coups.
je protège ma tête et reçois des coups sur les bras.
je ne peux pas courir de peur de piétiner les corps au sol.
je suis resté trois jours et trois nuits ici,
sans boire, sans manger, sans dormir,
on entendait gueuler de partout.
Rachid
je m’appelle Rachid,
je suis ouvrier à la Société Lorraine des Produits Métallurgiques à La Plaine-Saint-Denis.
aujourd’hui, j’ai reçu l’ordre de me rendre à la Concorde.
ce n’est pas sans peur que je me rends à Paris.
en mars dernier, vers six heures du soir,
alors que je sors du café moderne à La Plaine-Saint-Denis,
pour me rendre chez moi, au 189 de l’avenue du Président-Wilson,
je vois une voiture s’arrêter avec trois policiers en uniforme.
le chef descend le premier avec un pistolet mitrailleur.
« on l’embarque ! » dit-il aux autres.
je suis bousculé,
je reçois des coups de matraque,
puis le véhicule démarre en trombe.
les policiers me demandent ce que je fais au FLN.
je leur répond que je ne connais le FLN que de nom.
les coups pleuvent.
au bout d’un moment, le véhicule s’arrête,
il me font descendre sous la menace d’un pistolet mitrailleur.
il fait nuit, on arrive au bord du canal.
l’un d’eux me demande si je sais nager.
sans réfléchir, je lui réponds que non.
je reçois un coup sur la tête, le sang gicle.
« tu vas crever comme un rat », me dit-il.
puis ils me bousculent et je tombe à l’eau.
mon pardessus m’entraîne vers le fond.
je réussis à m’en débarrasser,
et m’agrippe à la berge.
à bout de forces, je finis par me hisser sur la berge.
je suis en sang, désorienté.
je marche dans la nuit en longeant le canal.
j’aperçois un ouvrier sur son vélo.
il me regarde, éberlué.
« n’ayez pas peur », lui dis-je.
je lui demande dans quelle direction je marche.
il me dit que je me dirige vers le pont du canal de Saint-Denis.
je marche jusqu’à un café algérien, au 21 de la rue Charles-Michel,
où je suis secouru et soigné.
ce soir, sur le quai du métro Concorde,
les policiers sont armés de pistolets et de matraques.
ils nous poussent contre les murs, mains en l’air,
dans les couloirs du métro, et nous frappent.
des gens hurlent, pleurent.
des militants du FLN prennent la parole et nous encouragent.
j’entends des coups de feu, de pistolet.
je me protège la tête avec les mains.
j’ai peur d’être reconnu par ceux qui ont voulu me noyer.
sur la place de la Concorde, les coups ne cessent pas,
du sang coule, des gens perdent connaissance.
j’entends des Français traiter les policiers d’assassins.
je serai détenu au palais des sports, puis au parc des expositions,
puis transféré au centre d’identification de Vincennes avant d’être libéré.
Contre-chants
Textes affichés à proximité de la fresque
[rapport sur les événements du 17 octobre 1961 mettant en cause la préfecture de police / rapporteur : Roger Vuillaume, inspecteur général de l’Administration / destinataire : monsieur le ministre de l’Intérieur / classé : Confidentiel – niveau 1 / réf. : RV/RF 4-12-1961]
[...] Sur 22.000 manifestants, 337 individus seulement ont été dirigés sur des hôpitaux, soit voisins des lieux où la manifestation avait été la plus dure, soit situés à proximité du Palais des sports et du stade de Coubertin.
Les diagnostics des blessures font apparaître, pour les 337 blessés précités :
− 8 blessures par balles ;
− 183 traumatismes crâniens et une plaie du cuir chevelu ;
− 9 fractures du visage (7 nez et 2 dents) ;
− 32 contusions et fractures de mains, poignets et doigts ;
− 14 contusions et fractures des membres inférieurs ;
− 39 contusions thoraciques, stomacales et abdominales ;
− 42 contusions diverses. [...]
[rapport sur les événements du 17 octobre 1961 mettant en cause la préfecture de police / rapporteur : Roger Vuillaume, inspecteur général de l’Administration / destinataire : monsieur le ministre de l’Intérieur / classé : Confidentiel – niveau 1 / réf. : RV/RF 4-12-1961]
[...] Il ne me semble pas fondé d’accuser la police d’avoir systématiquement brutalisé et frappé les musulmans affrontés dans la rue ou internés, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu, au moins dans les lieux de détention provisoire, quelques coups de crosse injustifiés ou répréhensibles. [...]
[Note du directeur de cabinet du garde des Sceaux au Premier ministre / 1er novembre 1961]
[...] Par ma note jointe du 27 octobre, j’ai fait part à M. Racine des échos alarmants qui me parvenaient du parquet de la Seine et du parquet général de Paris, au sujet des disparitions et des assassinats de Nord-Africains. Sans autoriser une certitude absolue, le plus souvent certains indices permettent de craindre qu’il peut dans une large mesure s’agir d’actions policières. [...]
[Paris-Jour / 18 octobre 1961]
C’EST INOUÏ !
C’est inouï ! Pendant trois heures, hier soir, 20 000 musulmans algériens, auxquels s’étaient mêlés un certain nombre d’Européens, ont été les maîtres absolus des rues de Paris. Ils ont pu défiler en plein cœur de la capitale et en franchir les portes par groupes importants sans avoir demandé l’autorisation de manifester et en narguant ouvertement les pouvoirs publics et la population.
[L’Aurore / 19 octobre 1961]
CETTE AGITATION MUSULMANE QUI DÉFERLE JUSQU’À PARIS
Ayant pris le métro comme on prend le maquis, ils déferlent vers le centre de la capitale en multipliant les exactions et les cris hostiles. Leur masse hurlante et menaçante va transformer les grands boulevards en champ de bataille.
Paris est-il donc livré, avec d’aussi piètre protection, à qui veut le prendre ? N’avons-nous pas de ministère de l’Intérieur ?
[Paris-Match / 28 octobre 1961]
Le drame arrive en métro.
Pendant une heure, les boulevards des théâtres vont vivre un cauchemar.
La peur et la violence font le vide aux terrasses des cafés.
Pour les empêcher de se regrouper au centre de Paris, la police essaie de les disperser. La tension monte, des vitrines volent en éclat, les automobilistes se trouvent bloqués face à une marée de visages menaçants.
[Le Figaro / 18 octobre 1961]
Dans la population nord-africaine, il y a les travailleurs, gens paisibles qui sont nos amis, et il y a les autres. De ceux-ci, il y a tout à redouter.
[Partisans / décembre 1961 / numéro saisi chez l’imprimeur]
La manifestation du 17 octobre 1961 aura fait apparaître dans notre pays d’humanistes l’évidence suivante : d’un côté, des hommes qui ont eu le courage de cette présence massive, pacifique et silencieuse, dont l’extraordinaire dignité submerge tout ; de l’autre côté, les policiers en uniforme et les passants, les excités qui crient « bravo, allez-y, tapez plus fort », ou ces tristes Parisiens qui passent pressés, l’œil perdu, sans être concernés au milieu des coups et des assassinats...
De cet autre côté, ce sont les chiens.