Trouble à l’ordre public
Apposer une affiche de grand format (4X3), imposant le couvre-feu aux travailleurs algériens, ne va pas sans susciter son lot de réactions – fût-elle l’exacte reproduction d’un communiqué de la préfecture de police de Paris, daté du 5 octobre 1961, et signé de la main de Maurice Papon, préfet de police. Le communiqué en question conseille aux travailleurs algériens de « s’abstenir de circuler dans les rues de Paris entre 20h30 et 5h30 du matin », leur recommande de « circuler isolément, les petits groupes risquant de paraître suspects aux patrouilles de police », et soumet aux mêmes restrictions « les débits de boissons tenus et fréquentés par des Français musulmans d’Algérie ».
Cette affiche – que nous posons sans autre forme de procès deux jours avant notre intervention pour susciter la rumeur – sert de toile de fond à l’une des fresques de Mémento : une évocation de la répression du 17 octobre 1961. Ce jour-là, le FLN appelle la communauté algérienne à braver le couvre-feu dans les rues de Paris. La répression de la manifestation fera 200 victimes dans les rangs des manifestants.
Mais cette scène ne se complaît pas dans une quelconque martyrologie : elle pose la question de la construction de l’identité des enfants issus de l’émigration – ceux qui n’ont pas vu leur grand-père dans les livres d’histoire – et trouve son dénouement par une autre évocation : celle des émeutes de novembre 2005, où furent prises des mesures similaires de couvre-feu. Cette scène évoque également les préjugés raciaux hérités de la période coloniale, qui stigmatisent encore aujourd’hui les Français issus de l’émigration. Parce que Mémento traite précisément de ces résistances, nées de la différence, des minorités.
Maintes fois taguée, arrachée, cette affiche nous a longtemps posé un cas de conscience. Son format - surdimensionné, la date du 5 octobre 1961 - mentionnée dans l’en-tête du communiqué, comme la signature de Maurice Papon - qui apparaît au bas du document, ne prêtent pourtant pas à confusion : tout indique qu’il s’agit là d’un texte officiel, exhumé par nos soins pour être mis en scène. Reste que sa perception, par ceux qui la découvrent au coin de la rue, nous a souvent pris au dépourvu.
Dès notre première sortie de résidence, à Châlons-en-Champagne, nous marchions sur des œufs. La sortie était prévue dans un quartier qui accueillit en son temps des familles de harkis. Quand on sait le rôle qu’ont joué les « supplétifs » de la police parisienne dans la répression du 17 octobre 1961, on comprend notre appréhension. Pourtant, lors de notre intervention, on entendit une mère de famille – fille ou petite-fille de harki – réprimander ses enfants d’un : « Taisez-vous, c’est notre histoire ! » La scène, elle-même, se conclut par ce graff : « Qui je suis – Je suis mon histoire ».
Mais c’est à Cherbourg que la polémique éclate. Nous devions y présenter Mémento, le 13 juillet, à l’initiative de la Brèche, Centre des arts du cirque de Basse-Normandie. Le 11 juillet, face au tollé provoqué par l’affiche, la police intervient – comme le relatent la Presse de la Manche et la Manche Libre.
Le radio-trottoir, réalisé à chaud par un journaliste de Tendance Ouest, donne la mesure des réactions : « C’est pas de l’art, ça ! C’est de la propagande ! », « Faut arrêter, c’est du passé ! », et tout à l’avenant…
|
La mairie, par l’entremise de Michel Louiset, deuxième adjoint, nous demande de recouvrir l’affiche jusqu’au jour de la représentation. Il s’en explique au micro de Tendance Ouest : « Le petit coup de provocation, qui a été amorcé aujourd’hui, a parfaitement fonctionné. Mais il ne faut pas qu’il amène à des incidents. Donc, on va mettre toute l’information nécessaire pour que l’on sache que c’est dans le cadre d’une manifestation ».
|
En guise d’avertissement, deux affiches des Effets Mer, le festival qui accueillait Mémento, seront apposées de part et d’autre de l’affiche incriminée, dûment recouverte de papier blanc. Au final, elle sera en partie déchirée dans la nuit, et le texte du communiqué à nouveau dévoilé. Deux annonces pour un cirque itinérant viendront compléter le tableau !
Sur les ondes de la même radio, Jean Vinet, l’organisateur des Effets Mer, vole à notre secours : « Cette affiche, elle est connue, et elle est importante. Donc, le fait de la mettre là, c’est poser un geste, important certes, mais qui donne à voir, puisqu’il est mis en scène. Il y a eu une réaction primaire, mais je pense que les artistes sont aussi là pour ça, pour nous bouger un peu dans nos habitudes de voir les choses ».
|
Deux jours plus tard, il récidive au micro de France Bleu Cotentin : « C’est très rassurant que des gens se soient émus à la vue de cette affiche. Aujourd’hui, évidemment, elle prend un sens polémique, mais c’est la base du travail de la compagnie qui mène un travail sur la mémoire. Et là-dessus, c’est admirable et pertinent. Je pense que c’est aux artistes de faire ce travail-là ».
|
Notre intervention aura lieu le jour dit, sans d’autre incident à déplorer.
Mais la polémique rebondit sur le web, lorsque Guy Birenbaum lui consacre une chronique sur Le Post : « Un communiqué de Maurice Papon est-il une œuvre d’art ? Peut-il être affiché en ville, sans la moindre précaution, ni le moindre avertissement ? » Et de poursuivre : « Imaginez qu’en lieu et place de Cherbourg, le communiqué géant ait été collé sur une boutique des Champs-Élysées… »
Cette chronique provoquera son lot de réactions. Florilège :
- Le Post
- 13 juillet 2009
en ligne
« Le communiqué n’est pas une œuvre d’art. Le fait de le plaquer sur un mur, pour rappeler comment étaient les lois à une autre époque... ça pourrait l’être ! »
« De l’art ? Non, ce n’est pas une création. Mais sous couvert d’acte artistique, beaucoup de signes de résistance, de révolte, ou de contestation, peuvent être générés. Le tag est-il un art ? Il est un acte effronté. Cette affiche est un tag, voulant rappeler à nos bons souvenirs les dérives d’un pouvoir qui peut tout se permettre parce que, justement, nous n’avons pas de mémoire. »
« Comme souvent, on confond provocation et art. Où est le talent dans tout ça ? »
« Un avertissement s’imposait. Informer est toujours un plus, et dans de tels cas, c’est une nécessité. »
« La signature de Papon en bas du document suffisait à contextualiser le document. »
« C’est justement le non-cadrage qui fait sens et interpelle. Ici, le choc naît de la décontextualisation : oui, cela pourrait se passer aujourd’hui, à peu de choses près. »
« Et oui, c’est oublier un peu vite qu’aujourd’hui en France, il est interdit aux enfants de ces « travailleurs algériens » de se réunir à plus de quatre dans les cages d’escaliers. »
« Un texte similaire pourrait très bien se retrouver un jour sur nos murs, signé par le ministre de l’Intérieur. »
Laissons le mot de la fin à Anthropia, qui relève à juste titre :
« Oui, une œuvre interroge. Cette œuvre-là, parce que justement posée sur le mur sans précaution, impose un raccourci historique qui nous fait confronter la réalité des sans-papiers à celle des Algériens de cette époque, sachant que la mention « musulman » est abusive en l’occurrence, puisqu’elle suppose que tous les musulmans sont des Algériens. C’est donc le délit de faciès une fois de plus, comme aujourd’hui : un noir est un sans-papiers en puissance.
J’aime l’art parce qu’il a des brutalités avec le sens qui nous le rend audible, à une époque où tout est dans tout et réciproquement. Cette œuvre-là fiche une claque et c’est salutaire. »