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Verbatim

Extraits des entretiens avec les témoins de Mémento.

 >> Roger

>> dans son pavillon, à Bron >> janvier 2009 >>

On était une voix, disons effacée. On était un peu des gens incompris, il n’y avait aucune communication. Il a fallu reconstruire ça, reconstruire la communication, l’explication, les valeurs pour lesquelles il fallait lutter, et ça, ça a été le combat le plus difficile. Et alors il y a le processus, une fois que tu as commencé. On s’est rendu compte qu’on n’était pas que des jeunes communistes à être résistants, il fallait voir tout les autres, il y avait surtout les chrétiens. Il y avait tout un tas d’inorganisés et l’on a créé le Front patriotique de la jeunesse.
J’ai vécu une période extraordinaire : la clandestinité. Je me suis senti d’une puissance énorme. Là, je me suis épanoui. J’ai écris cent quatre-vingt textes, j’ai donné mes directives : c’est beau, ça, tu vois. On était préparé parce qu’on savait que le combat que nous menions, avec tous ceux qui tombaient autour de nous, c’était presque quelque chose où nous étions intégrés. Nous savions que demain, peut-être, nous serions morts. C’est pour ça que ce sentiment est venu à ce moment-là, tu vois, résister.
Et puis il y a eu les femmes tondues à la Libération... Une autre tragédie. [...] Et donc, cette déchirure à la Libération. C’est de voir que nous, ces valeurs pour lesquelles nous avions lutté, ce combat que nous avions mené, ces femmes qui étaient à nos côtés, ces martyres si nombreuses... Et bien, on a tondu les femmes ! On a osé tondre les femmes ! [...]

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Moi, j’ai vu tondre les femmes, ici, à Lyon, tu vois. C’est affreux, c’est une vision affreuse : c’est la honte ! C’est la honte de l’humanité ! Oser tondre une femme, qui était peut-être simplement une amoureuse ! Et quand tu portes atteinte à ça, tu portes atteinte à toutes les valeurs et à toi-même, tu te détruis toi-même ! [...]
Tu n’as pas de femme qui a parlé sous la torture. Les femmes n’ont pas parlé – ça, c’est extraordinaire : cette volonté. [...]
Nous étions très amoureux dans la Résistance. Très amoureux. Parce que quand tu as la mort en face, tu as la vie ! Tu as la vie qui surgit : ce besoin de vivre, d’aller jusqu’au bout, d’aller au rêve - mais la finalité du rêve : l’amour, la passion... Et les femmes nous ont apporté ça dans la Résistance.



 >> Raoul

>> dans sa ferme, aux Gours >> avril 2009 >>

Tiens, regarde, ça, c’est un maïs de population : il est vilain, c’est pour ça qu’il est là, sinon il serait déjà en semence dans les petits sachets de Kokopelli. Mais bon, il a quand même une bonne bouille. Tu dis qu’il est vilain parce qu’il a eu un petit stress de croissance, il a eu un petit soucis, je ne sais pas quoi. Mais moi, je te le donne ce soir. Là, tu as de quoi en refaire un rang de cinquante mètres dans ton jardin. Ce n’est même pas l’année prochaine, c’est cette année ! Cette année, tu vas en mettre un rang de cinquante mètres dans ton jardin. Cinquante mètres de maïs dans ton jardin, ça veut dire qu’après la récolte, fin septembre – début octobre, tu as de quoi remettre un hectare. Tu vois, ça, c’est potentiellement un hectare de maïs l’année prochaine ! […]
Nous proposons des alternatives, sur lesquelles personne ne peut mettre la main. Parce qu’à partir du moment où l’on donne un sachet de graines de tomates à quelqu’un, qui multiplie ces graines de tomates... Et bien il peut t’en donner, il peut en donner à son voisin, il peut en amener à l’autre bout de la planète.



 >> Stéphane

>> sur la route de Compertrix, à la sortie de Châlons-en-Champagne >> mars 2009 >>

Alors, ça ! C’est à cause du service social, ça ! En 81, y’a Mitterrand qui passe, y’a de moins en moins de boulot : je tombe au chômage. Bon, j’en ai rien à foutre : je sais que l’ANPE doit me proposer trois places, j’attends. Vu le nombre de chômeurs, je me presse pas : je suis pas le genre de type à courir. J’arrive en fin de droits : toujours aucune place de proposée. Je me dis : qu’est-ce que je vais faire ?
D’abord, je vais voir le service social. Alors, les deux premiers bons, ça allait. C’était cent cinquante francs de la semaine. La troisième fois j’y vais. Le mec, il me file un bon : vingt francs ! Je prends le bon : - C’est bien vingt francs ? - Oui. - Ben, écoutez, Monsieur, c’est pas assez pour acheter une grosse baguette tous les jours ! Parce que, quand on n’a pas beaucoup d’argent, on achète une grosse baguette tous les jours ! - C’est pas mon histoire ! J’ai laissé le bon sur la table, j’ai pris une charrette, puis j’ai commencé les cartons. J’ai dit : maintenant je vous emmerde !
Le bon, il est toujours sur la table... C’est pas moi qui en a profité ! Non mais, des fois... Qu’est ce que tu voulais que je fasse !? Que je m’accroche un chapelet de grenades puis que j’explose !?



 >> Marc

>> dans le parc de l’hôpital, à Montfavet >> mars 2010 >>

− C’est quoi être normal ou anormal ?
− Je ne sais pas. Moi, je vois la normalité partout. Être normal, c’est être ce que l’on est : simplement, pas tricher, avec ça... Arriver à être exactement ce que l’on sent que l’on est. Ce que l’on sent, soi-même, que l’on est. C’est-à-dire : pas jouer, pas monter des jeux, des cirques, des façons avec les autres, être le plus spontané et le plus naturel possible. Et je crois que tout le monde peut arriver à ça, et que c’est ça, être normal. [...]
− On veut toujours vous mettre une étiquette. Vous dire : vous, vous êtes comédien. Vous, vous êtes représentant de commerce. Vous, vous êtes maire de la ville. Ce sont des étiquettes, mais souvent, on est presque obligé de jouer cette étiquette. Et moi, j’essaye d’échapper à ça, chaque fois que cela risque de m’arriver. Que l’on me mette une étiquette sur le front, je ne veux pas !
− Comment tu y échappes ?
− En restant en psychiatrie, peut-être... Parce que là, on file doux, on est tranquille... (sourire) Mais je ne suis pas un fou non plus – c’est aussi une étiquette ! En fait, je ne suis pas obligé de jouer un rôle. Je ne suis rien du tout.



 >> Nicolas

>> sur son terrain, à Châlons-en-Champagne >> mars 2009 >>

En fait, le truc du choix de vie, c’est... C’est plutôt que chacun est libre de faire ce qu’il veut, on est dans un pays libre ! Moi, je sors de pavillon, j’ai travaillé en immeuble pendant huit ans, j’ai vu la vie d’immeuble, comment c’était… qui me plaît pas du tout : pour moi, j’étais enfermé. En pavillon, j’y étais. Ben, c’est... agréable, quoi ! Mais bon, c’est encore mieux comme je suis maintenant ! Et puis je ne reviendrais plus en arrière. C’est fini. Même qu’on me donne une maison, j’en voudrais pas ! Je préfère encore la donner à mes enfants, s’ils la veulent. Mais moi, j’en veux pas ! Ou alors, je serais obligé de mettre une caravane à côté !
On avait le projet de prendre un camping. Et ma femme me dit : comme ça, on sera dehors ! - Ben oui, ça sera bien ! Le problème, c’est qu’il y aura une maison pour habiter, avec une loge ! - Mais c’est pas grave, ça ! On mettra la caravane à côté, puis on dormira dedans !



 >> Anthony

>> à la maison, à Lyon >> mars 2009 >>

En 1969, on a interdit la langue des signes : il a fallu oraliser. On ne pouvait pas intégrer le travail, on ne pouvait pas se marier. C’était toujours interdit, interdit. Mes parents étaient sourds. Mes deux frères, sourds. Toute la famille. On a grandi avec la langue des signes. C’était interdit, mais la nuit, le soir, on se cachait et on signait. […]
Un jour, je me suis dit que j’allais avoir un projet. Je voulais jouer dans un film. On m’a répondu que j’étais sourd et que c’était impossible : dans les films, il faut parler, il faut entendre. Alors, j’ai effacé mon rêve. […]
Dans la vie de tous les jours, c’est pareil : les portes sont fermées. Je me souviens avoir changé à l’âge de vingt ans. Ma place était très claire : moi sourd, ma culture, ma langue, mon histoire de sourd. Mais c’est fatiguant, parce que l’on ne m’écoute pas. […]
J’ai plein d’énergie, je me bats tous les jours, mais parfois, selon les situations, je laisse les personnes... jouer. Je trouve mon énergie dans les associations de sourds, dans la famille, dans les amis, dans les discussions qui me donnent de l’énergie et je recommence tous les jours pour me battre, pour résister. […]
Et dans ma tête, j’ai toujours une image que je garde dans mon cœur, c’est le respect des sourds, de laisser faire les sourds, de ne pas remplacer les entendants par les sourds, les sourds par les entendants, de garder ça dans mon cœur.



 >> Guy

>> à bord, au large de Cherbourg >> mai 2009 >>

Je ne mets pas un filet dans l’eau, même si j’y serais peut-être un jour obligé pour survivre. J’ai pas envie d’aller en mer pour jeter mon poisson. J’aime ce que je fais. Quitte à le jeter, je préfère le rejeter à l’eau. Si c’est pour gagner trois fois rien et qu’il parte dans des poubelles. Des containers entiers qui sont détruits, c’est idiot ! Dans chaque pêcheur, il faut qu’il y ait une petite conscience personnelle. Se dire : faut pas faire n’importe quoi, on ne va pas pas y arriver ! Bon, je sais ce que c’est : on est tous pareils, on a des crédits derrière, ça devient raide pour tout le monde. Mais bon, faut essayer de gérer un peu avec sa conscience. De toute façon, il faudra arrêter le massacre, le pillage des mers. […]
Faut s’associer, faut parler. On s’est associé avec un gars de Barfleur pour les coins de pêche et la vente. On rentre de la mer, on met le poisson sous criée, et la vente est divisée en deux. S’il y en a un qui pêche bien, tant mieux ! Si l’autre pêche mal, on coupe la poire en deux !



 >> Fakari

>> dans sa cuisine, à Clermont-Ferrand >> février 2009 >>

Voilà, les papiers que je suis allé chercher à la préfecture. C’est une autorisation provisoire de travail. J’ai trouvé un patron qui voulait m’embaucher, mais avec les papiers, c’est marqué que tu n’as pas le droit d’occuper un emploi. Donc, le patron, il m’a dit : c’est pas possible, il ne peut pas m’embaucher. [...]
Avec ça, j’ai le droit de marcher quand même, mais pas de travailler. Je n’ai pas le droit de travailler, mais j’ai le droit de marcher. Je ne sais pas comment ça va finir. C’est valable trois mois. D’ici trois mois, je suis tranquille. Mais après trois mois, je ne sais pas. Donc, c’est l’attente... J’espère que ça ne peut pas se passer autrement, que ça se passera comme je le veux, mais je ne sais pas.



 >> Fatima

>> dans son salon, à Clermont-Ferrand >> février 2010 >>

Et puis un vendredi - je rentrais de Rabat, j’y suivais des études pour être hôtesse de l’air - et je me retrouve un vendredi chez mes parents, je rentrais pour faire mon sac et partir en stage le lundi, je me retrouve... mariée, avec quelqu’un que je n’ai jamais vu, que je n’ai jamais connu, qui n’est ni un proche, ni un ami de la famille, ni un cousin, ni rien du tout, et qui avait vingt-et-un ans de plus que moi. […]
A partir du jour où il m’a emmené chez lui, j’étais séquestrée pendant quatre ans. […] J’étais son esclave. On fait de toi ce qu’on veut... Le viol conjugal, je ne savais pas que c’était du viol. Enfin... Par rapport à notre religion, par rapport à nos traditions, voilà... Tu es à ton mari, tu lui appartiens, et puis voilà ! Sauf que, non... j’ai jamais voulu appartenir à personne ! […]
Je suis partie en novembre 2004. Je suis passée par Tarifa. Tarifa – Algésiras. J’ai passé la nuit à Algésiras, j’ai pris le bus le lendemain, un dimanche, et j’ai atterri à Clermont-Ferrand le mercredi à 16h30. C’était le 5 février 2005. Avec ma petite valise, mon passeport du Maroc, qui ne valait rien, et mes petites choses, mes petites photos, mes petits livres. […]
Quand j’ai atterri à Clermont-Ferrand, je dormais sous un pont. Sous le pont des Carmes, juste derrière. Il faisait moins vingt degrés mais j’avais chaud au cœur. J’avais ça : j’avais la vie qui me tendait la main.

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