Roubaix
Mars 2008
On est arrivé à Roubaix le 10 mars et on a commencé comme cela, par une visite guidée de la Condition Publique, où l’on a appris que Roubaix fût le premier centre lainier de France, “la ville aux mille cheminées” comme on disait. Et cela se voit encore aujourd’hui, les grandes familles se disputent les noms des rues, les usines sont omniprésentes, ostentatoires, servent encore de repère, même quand il ne reste plus que la cheminée, il y avait 267 usines en 1911.
Ici comme ailleurs, on se demande quoi faire de cette histoire industrielle, de cet héritage architectural. Parfois cela a été réhabilité, requalifié, transformé, sanctifié en musée, en institutions culturelles, en loft comme le Molière, vaste vaisseau de verre qui est là, juste derrière, ou alors en manufacture culturelle comme la Condition Publique.
Parfois, aussi, c’est rasé, comme les courées de la rue des Longues-Haies d’où sont parties les émeutes de 31, sur lesquelles aujourd’hui, il y a un magasin d’usine MacArthur Glen, où « faire des folies devient raisonnable ». C’est Bernard de l’association Travail et Culture qui nous a raconté cette histoire.
On prépare un spectacle, PlayRec, sur l’histoire de la Condition Publique. Du moins... entre ce qu’on garde, ce qu’on oublie, ce qu’on sanctifie, ce qu’on jette... une certaine histoire.
Alors, on s’est donné dix jours pour récupérer de la matière, des archives, des photos, des vidéos, et surtout trouver des témoins, des anciens qui ont bossé là, à la Condition.
On croise William, manifestant de la première heure, qui nous présente Aïcha. On arpente le Pile, les courées, on frappe aux portes, on rencontre Zizou qui nous a dit d’aller voir Claire, une petite dame qui habite en face depuis toute une vie, on apprend que Marceau a ses habitudes au cercle “au Bonheur du Pile”, on décide d’aller y boire un thé, on rencontre Jeannine, on taille la bavette. Elle a travaillé 26 ans comme piqueuse d’aiguilles, d’abord aux peignages Alfred-Motte, puis chez Amédée-Prouvost. On la convainc de passer la voir chez elle le lendemain pour qu’elle nous explique, on a un livre sur le peignage que nous a prêté Monsieur Louviot, elle nous indique la route : « vous prenez la rue de Lannoy jusqu’au bout puis l’avenue Alfred-Motte, vous ne pouvez pas la manquer, c’est toujours tout droit ».
Jeannine est bénévole au Bonheur du Pile deux après-midi par semaine, et une fidèle auditrice de radio Boomerang : la radio qui passe en boucle notre annonce :« archéologues recherchent personnes ayant travaillé à la Condition Publique ». Quand elle nous a vu débarquer, Jeannine, elle nous a fait croire qu’enfant, elle se roulait dans les balles de laine au Conditionnement, on y a cru, elle s’est marrée, et nous avec.
On s’est bombardé archéologues, c’est une farce mais c’est pas si faux, on fait un peu le même travail : on fouine dans le passé, on guette des bribes, on associe des bouts de rien, des anecdotes, tente de reconstituer quelque chose de plus universel.
Brighton
Mars 2007
Après 1964, le Boot Market s’est développé, des voitures de partout et chacun qui vend le contenu de son coffre, les badauds, les années 70... Tout un réseau alternatif qui se met en place, les boutiques “baba bio” qui s’installent... Puis un plan de réhabilitation, l’idée d’un quartier tout neuf avec comme poumon un supermarché. Le chantier, c’est en ce moment même. On est à Brighton et on se laisse guider par Anna qui va vite devenir décisive, un peu notre maman à nous les KompleXKapharnaüM.
On s’appelle comme ca : KompleXKapharnaüM et on est “en résidence”, comme on dit, on prépare un spectacle sur Bubble Car, où plutôt sur l’histoire, sur comment l’histoire se transmet de générations en générations, ce qu’on garde, ce qu’on oublie, ce qu’on sanctifie, ce qu’on jette. On est là, on a dix jours pour récupérer de la matière, des archives, des photos, des vidéos, dix jours pour s’enfoncer dans la mémoire de Brighton, Isetta... et surtout trouver des témoins, des anciens qui ont bossé là, pour Bubble Car.
Avec Jake, on a fait une affiche.
On a pris la photo d’une Bubble Car, mais pas le modèle anglais, le modèle américain - c’est Enrico qui nous le fait remarquer. Avec Jake, on a fait une affiche avec la photo d’une Bubble Car modèle américain et dessus on a écrit : « archeologist of XXI century wanted formers workers of Bubble Car factory » On est parti placarder, les boutiques pop et chic du centre ville et puis les alentours de feu Isetta : Station Street, New England Road ; on demande, it’s like find a needle in a haystack but if you have a good magnet, on demande.
Il y a celui qui nous dit que ça fait bien quinze ans qu’il n’a pas entendu parler d’Isetta, celui qui éclate de rire parce que vraiment, ce n’est pas sérieux notre histoire, celui qui s’occupe du fan club des Bubble Cars : au téléphone, il nous explique qu’il y a le projet de poser une plaque commémorative pour fêter les cinquante ans des Bubble Cars. Mais pour ce qui est d’anciens qui auraient bossé là : rien, personne, walou, like find a needle in a haystack...
Cinq jour que cela dure. Papy bout. Avec son look à la Serpico, il court d’un bout à l’autre de la ville. Hier, il était dans un journal avec des photos de Bubble Car - modèle anglais - pour un article qui ne paraitra peut-être jamais et ce matin, il court passer une annonce à la radio, la BBC. Il rage, il dit : « je hais les médias ».
On rencontre, des garagistes, des cheminots, des quakers, des gars du Cowley Club, qui nous donnent le contact d’un certain Johnny Bubble mais finalement on se retrouve dans le bus, le n°25, sur la hi-way direction plein Nord, les petites maisonnettes serrées les unes contre les autres derrière les vitres, on a quitté le centre boutique de Brighton pour la banlieue, on a rendez-vous avec un certain Ken qui a appelé la radio suite à l’annonce. Bingo BBC : Ken a travaillé chez Bubble Car.
La première fois qu’on rencontre Ken, depuis son pas de sa porte, il ne nous laisse pas entrer, pas le temps d’en placer une, il file à sa voiture, chope un vieux journal sur la banquette arrière, un numéro consacré aux années 60 avec une photo de la Bubble Car. Il nous explique qu’elle a été fabriquée ici, à Brighton...
Il nous reçoit sur le pallier, il raconte avec force détails ses années à la factory. Un quart d’heure, on est toujours debout dans son entrée, on écoute, il est enthousiaste, il remue ses souvenirs, comme la fois où il est arrivé un matin et...
Finalement, on lui propose d’en parler devant une caméra, au calme… Et nous voilà au salon, entre les borborygmes de l’aquarium et les gémissements d’un vieux chien que Jex taquine du pied tout au long de l’interview. Ken a des Bubbles Cars miniatures, il nous les montre, sa femme nous en offre même une, bien que dubitative : « mais qu’est ce qui fait que vous vous intéressez tant à cette voiture ? »
On se retrouve à quatre pattes sur la moquette à comparer les modèles conservés dans leur emballage d’origine pour les plus récents. Ken Burchell nous raccompagne en centre ville, prend au passage un voisin qui cherchait à s’y rendre, il plaisante avec Jex sur les modèles des voitures françaises, Jex le titille et Ken de le reprendre : « but british design ». Passage près de son quartier d’enfance, il nous montre son école, sa maison...
Ce matin, on a cherché un modèle réduit de DS dans les échoppes de Brighton, Jex voulait une voiture française, et puis la DS, on en a parlé hier avec Ken et on en a même vue une, une vraie, dans la rue. On n’en trouve pas, alors on se promet d’en rapporter une de France la prochaine fois.
On retourne chez Ken. On compare nos niveaux de langue, convoque nos souvenirs d’école, on finit par lui chanter Jingle Bell, tandis qu’il entonne Frères Jacques. Jex lui montre une pièce d’un franc, un franc français, qu’un gars lui a donné hier soir au Cowley Club. Aussitôt Ken monte à l’étage pour nous rapporter un penny de 1850... Potlatch.
Ben, avec son môme, c’est un ami d’Anna, ils tenaient une petite boutique ensemble sur le site d’Isetta. Il n’y a pas tout le monde dans nos images, faut dire ce qui est, je pense à Johnny Bubble, des gens qu’on a filmés, si vous êtes là ce soir, faut pas nous en vouloir, c’est toujours la crise entre nous ce moment-là, faut faire des choix, mais par rapport à quoi ?
C’est comme l’urbaniste qui a en charge le projet de réhabilitation du site et qui nous explique depuis son bureau cuir que ça va être difficile de trouver des traces du passé.
On est dans un pub, Anna nous donne sa version sur les transformations du quartier, les années 70, les boutiques baba bio, le réseau alternatif, le combat contre le supermarché qui veut s’installer sur le site. Entre le début de la résidence et ce soir, le supermarché a ouvert ses portes, tire un trait sur l’histoire d’Isetta, Bubble Car, Boot Market.
On s’est dit ca, plutôt qu’une plaque commémorative, on pourrait faire une fresque, façon art rupestre avec Ken en énorme au milieu, à poser là sur le mur comme un hommage, une archive géante de ce quartier, cette histoire vouée à disparaitre sous des piles et des piles de dépliants glacés promotion Sensburys à tout crin.
On est dans un pub, la musique est forte, c’est dingue comme c’est mixte les pubs ici, hommes, femmes, jeunes, vieux. Anna finit son histoire par quelque chose, à propos du supermarché, j’ai pas tout compris, mais de mémoire quelque chose comme : « on n’a pas pu les arrêter mais qui peut les arrêter ? »
Au fil de notre ballade dans Brighton, à la recherche de ces vieux qui nous parlent d’un autre temps, on se retrouve en errance dans des lieux incongrus, des lieux d’assos, militantisme... On se retrouve au Cowley Club, on rencontre, cause, expose nos interrogations, on écoute, ça rassure, réchauffe, on se sent parfois démuni, vide, face aux anciens, leur histoire dont on ne sait pas toujours quoi faire, le bon temps d’avant, tout une époque, qu’est ce que je garde, qu’est ce que je jette, faire le tri.
Archéologue c’est cela, c’est ce choix-là, ce que je préfère jeter, ce que j’ai envie de garder, pour dire cette époque sans qu’elle devienne un poids, une nostalgie.
On dit au revoir à Ken, Anna, Jake, fin de résidence, retour au bercail, retrouver mon môme, ma compagne, reprendre le cours, les affaires courantes, le courrier sur la table, j’ouvre, ma boite mail, faire le tri, j’alterne, les messages, une annonce exceptionnelle - un tracteur à pédales idéal pour enfants de 3 à 5 ans, j’alterne, urgent expulsion en cours - une de plus - en pleine rue, hommes, femmes, enfants de 3 à 5 ans virés menottes au poing, virés choqués du territoire, notre patrie, enfants de 3 à 5 ans, j’alterne, courrier de protestation adressé au Préfet, j’alterne, demande de précision sur les possibilités de réglage des pédales suivant l’age, je suis, on est, comme des digues, on prend le monde en pleine face, chaque jour, jour après jour, sa barbarie, on résiste, s’indigne, continue de s’indigner, résiste, rester debout coûte que coûte face au flux, le roulis de la barbarie ordinaire, le ressac de l’inéluctable, rester debout, refuser, prendre en pleine face, pas broncher et puis parfois, trop lourd, trop violent, trop gros, je baisse la tête, laisse passer, enroule vertèbre après vertèbre, le dos en boule, je flotte dans le flux, ne résiste plus, j’enroule vertèbre après vertèbre, m’enroule sur moi même et me concentre sur la position réglable des pédales pour enfants de 3 à 5 ans.
Pour me relever, me lever de nouveau, sortir la tête de l’eau, du flux, me dresser, redresser comme un roc ou plutôt une digue frêle, dérisoire, dressée coûte que coûte face au flux, au ressac de l’inéluctable, la barbarie ordinaire, pour me relever du fond, tandis que je sens le grondement sourd passer sur moi, le vacarme du monde, hurlement sauvage d’ordres incessants, chaque instant, injonctions, récurrentes, en embuscade derrière chaque mot, chaque mot, comme un mot d’ordre, chaque image, injonction de faire plus avec moins, d’être plus fort, d’écraser la gueule de mon voisin parce que pas de place pour deux, injonction d’accepter - mieux : de porter, d’être un brave soldat de la marche forcée du monde, mon tracteur à pédales réglables sous le bras et souriant, heureux citoyen qui se prend la lame de fond en pleine face...
Pour sortir du fond, faut une corde, une barre, une lumière, une main tendue, un appui, une force, un nombre, un groupe, un peuple, une croyance, une foi, une utopie, un idéal, une croyance dans le grand soir du lendemain qui chante, grave le récit de l’Histoire, allez faut le dire, tout ça c’est balayé, je n’y, on n’y croit plus, nous autres, entre l’écroulement du socialisme et le sacre du grand communicant, le travail de sape est total, nous devenons raisonnables, pragmatiques, réalistes, sensés, responsables, nous acceptons, à coup de reculoir, de voir nos acquis sociaux rognés, bafoués, cet héritage de nos ancêtres qui par des mouvements de grèves massifs ont su créer un vrai rapport de force avec le patronat, t’as vu : on s’est tant fait farcir la tête qu’il y a des mots qui ne sont quasi plus possibles à utiliser parce qu’ils sont pollués : acquis sociaux, grèves, rapport de force - pour un spectacle multimédia, c’est pas très fun, ca fait plutôt vieux jeu, non ? Tiens, dans le genre vieux jeu, j’en ai un autre : capitalisme.
L’horizon de l’imagination est saturé d’appels à la raison incessants qui nous sonnent knock out, genou à terre face à la moderne modernité, pourtant si je veux pouvoir regarder les vieux en face va bien falloir que j’y retourne, au charbon.
Je dis “Je”, parce que je ne parviens plus à dire au nom de “ON”, “ON” est meurtri, choqué, affaibli, le “ON” des lendemains qui chantent, des grands récits, derrière lesquels “ON” se mettait en marche, des rêves de justice plein les mirettes, “ON” a disparu des salles de meeting, des réunions débats, et même des usines, des lieux de travail, de la société civile, “ON” capitule, reste une masse de “JE” exacerbés en quête d’existence, “JE” s’affirme, s’autoproclame, seul maitre à bord, “JE” n’a pas le choix, se prend en main, décide, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, “JE” marche sur des œufs, s’érige une conscience en kit, une morale de bric de broc, tu veux que je te dise : “JE” est dans une sacré merde.
“JE” et sa morale de bric de broc, au cœur du sacre quotidien du grand communiquant, “JE”, dans une profusion de données, d’informations produites chaque jour par chacun, par chaque “JE” exacerbé, une vaste décharge où viennent s’entasser jour après jour masses de données, informations, mots d’ordres, images, affiches, messages, clips, infos, spots, pubs, blogs, mails, spams, chaque jour, un fatras déluge qui déboule comme craché depuis le vide-ordure d’une tour en béton. “JE” trie, tente une synthèse, “JE” choisit, ce que “JE” garde et ce que “JE” jette.
On est là. Sur ce site à courir une histoire qui a déjà disparu, les bâtiments ont été détruits. Quand il n’y pas spectacle comme ce soir, les néons du supermarché forme un vague halo sur ce bout de mur qui reste comme témoin ultime d’une époque, échoppes alternatives, Boot Market, Bubble Car, Ken Burchell. Ce soir, on a décidé de poser un acte là dans le fatras du vacarme du monde...
On est là Ken, on va s’atteler à ton histoire, choisir, volontaire, ce qu’on garde, ce qu’on jette, te voilà avec 23 KompleXKapharnaüM comme 23 petits enfants, prêts à usiner tes souvenirs, on se lance dans une reconstitution, un hommage, une célébration, un anniversaire, une commémoration, un monument, une stèle, une statue, une visite audio guidée, un musée, un devoir de mémoire...
Non, pour de vrai, comme dirait Guy, la mémoire n’est pas un devoir, c’est la vie, s’agit pas de poser une vitre sur ton histoire, une plaque scellée contre un mur, qu’un môme, un soir d’abandon, viendra bomber de sa griffe sans même prêter attention au pourquoi du comment, sans même savoir, on en est arrivé là, ausculter ton histoire sous toutes les coutures, regarder dessous des fois qu’il y aurait quelque chose de planqué là qui nous donne chaud, nous autres, les sans illusions, les pas bercés d’illusions, les pragmatiques, les responsables bien sensés, les raisonnables raisonnés, on creuse, fouine, gratte, on assemble des bouts de rien, on bricole de bric de broc.